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Mini en Mai 2024

par le chemin des écoliers

 

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Mais si, on est prêts, enfin presque

Convoyage de Lorient vers la Trinité, port de départ de cette belle course de 500 milles. Nous nous sommes coordonnés avec un autre bateau pour y aller de conserve, c’est toujours sympa. Moi, j’aime bien sortir l’appareil et faire quelques images, ce sera un beau souvenir après. Mais aïe, zut, ça tape ce bateau, pas moyen de stabiliser assez bien avec cette mer au près ! Les rushs seront inexploitables : si tu n’as pas le mal de mer en bateau, tu es sûr de l’avoir en regardant la vidéo !

Dès les Birvideaux, ça adonne un peu, on peut enfin lâcher un peu d’écoute et continuer au débridé. Mais quel plaisir, c’est comme si le bateau te disait merci ! Vient ensuite le passage de la Teignouse.

 

Convoyage à deux bateaux

 

Une, deux, trois, quatre, peut-être cinq, je ne sais plus… J’arrête de compter les bouées de casiers qui traînent au beau milieu du passage. Heureusement qu’on est de jour, mais de toute façon, ça, c’est la roulette russe sur toute la côte. Un des anciens proprios de mon bateau s’était un jour retrouvé coincé comme ça, ça ne doit pas être drôle.

Clignotant à gauche, baie de Quiberon, chenal de la Trinité, qu’on emprunte à la voile. C’est la première fois que j’y arrive en bateau, et c’est un endroit qui ne manque pas de charme. Affalage dans le coude du chenal à la fin : allez hop, cette GV qui frotte, veux-tu bien descendre, bon sang! Je tire un bon coup et ça vient. Les ralingues, c’est toujours un combat : enfin celle-là, il faudra que je la montre à une voilerie un de ces quatre, après la course.

Fort de l’expérience de la Select, je m’étais fixé l’objectif d’arriver à la Trinité avec le bateau déjà prêt, pour pouvoir me libérer l’esprit et me concentrer « uniquement » sur le parcours – toujours sujet à changements de dernière minute – et la météo. Allons bon, qui a déjà vu un bateau (vraiment) prêt cinq jours avant un départ ?

 

Puisqu’on vous dit qu’on est prêts… Le 920 est indiqué par la flèche rouge.

 

Un jour que je hisse ma GV, au ponton, pour vérifier si les bosses de ris sont en ordre, je trouve une déchirure dans la ralingue. Je ne comprends pas, c’est impossible de passer à côté, j’aurais juré qu’elle n’y était pas lors du convoyage ! Ah, mais oui, quand j’ai dû tirer fort pour affaler à la fin du chenal, dans peu d’espace et donc rapidement, je n’ai pas entendu « crac », occupé que j’étais à gérer la manoeuvre. Ensuite, je l’ai roulée sans rien remarquer non plus, et elle a dormi comme ça jusque-là. Sauf que « là », c’est samedi, demain c’est dimanche, et lundi c’est le départ de la course.

J’appelle une navigatrice dont j’avais fait la connaissance quelques jours auparavant, et qui est aussi voilière de métier pour lui demander conseil : elle me recommande un montage pour tenir tout ça avec un bout le temps de la course, et se propose pour me réparer la déchirure dès l’arrivée, de manière à ce que je puisse participer au trophée MAP qui a lieu dans la foulée ! Merci Anne Liardet ! Dans le monde de la voile et du mini, il y a toutes les personnalités et tous les caractères, et parmi eux on peut croiser des gens exceptionnels. Anne avait toute une carrière de course au large derrière elle, dont le Vendée Globe 2004, lorsqu’elle est revenue à la Mini-Transat 2021, pour disputer finalement l’édition 2023. Imaginer la somme d’expérience qu’elle possède, c’est impressionnant.

Arrivent la veille du départ et le briefing. Je me suis arrangé avec un autre concurrent pour qu’on compare nos notes et ce qu’on a compris, histoire de m’assurer de ne pas reproduire le pataquès de la dernière fois, lors de la Select. Puis je rentre à la maison, enfin au studio que j’ai loué pour y déposer des affaires, vider le bateau de tout ce qui est en trop, et me poser tranquillement.

Deux avenants aux IC sortent, que j’imprime et plastifie scrupuleusement. Ils correspondent à des réductions de parcours possibles, dont on vient de parler au briefing, l’une en mer d’Iroise à cause de potentiels exercices de tir de la marine, mais rien n’est sûr et c’est peu probable, l’autre au sud du parcours à cause de la pétole qui pourrait sévir à la fin, celle-là est probable. En cas d’activation, les coureurs seront prévenus par un pavillon sur un bateau officiel (dans le cas de la réduction au Nord) et des appels VHF. On parle même d’utiliser les balises de positionnement qui permettent à la Direction de course de nous envoyer des textos (on rappelle que les téléphones sont interdits à bord, comme tout objet connecté). Si vous avez fait ou suivi cette Mini en Mai et que vous vous dites « mais qu’est-ce qu’il raconte ? », lisez plus bas, vous verrez.

 

Patatras

Il doit être proche de minuit lorsque je me rends compte que je me suis trompé d’un jour dans les dates de réservation du studio où je me trouve, et je ne suis pas sûr d’être rentré de la course au moment où je dois rendre les clés ! Demain matin, je dois me séparer de mon téléphone avant l’heure d’ouverture de l’agence de location. Ensuite ciao, je suis injoignable jusqu’au retour ! Par chance, c’est une agence et non un particulier, et elle dispose d’un numéro d’assistance 24H/24. J’appelle, ça décroche en anglais à l’étranger. J’explique que demain matin, je pars faire une course en mer sans téléphone et que je me suis planté dans les dates (le gars ne doit pas entendre ça tous les jours). Ouf, le logement n’est pas encore réservé juste après. Par contre, lui n’a pas l’autorité pour me le bloquer un jour de plus, il faut voir ça avec l’agence de Carnac qui ouvre demain à 9h. J’arriverai à m’arranger avec quelqu’un pour ça (qui se reconnaîtra et que je remercie encore).

C’est quand même dingue, il faut absolument qu’à chaque course, j’aie un coup de stress la veille du départ. Dans le débriefing de la Select, je parlais de cette fameuse surcharge dans ma petite tête la veille du départ, qui m’avait amené à faire la boulette qu’on sait (sinon, lire le billet sur la Select), et je m’étais promis d’être archiprêt et zen la veille. Cette fois-ci, comment dire… c’est un peu raté ! Allez, au lit maintenant, parce que demain, le réveil sonne tôt !

Lundi matin, le roi, la reine et le petit prince… euh non c’est pas ça : lundi matin, départ de la Mini en Mai. Sympathique petit déjeuner offert par les organisateurs, puis on va à nos bateaux et il n’y a plus qu’à. On se fait remorquer en dehors des pontons le temps de hisser nos voiles, on nous lâche dans le chenal et c’est parti.

 

Chenal de la Trinité. La course perdra tout son sens le jour où à cause d’elle, on arrêtera de s’émerveiller du paysage.

 

On a l’habitude d’appeler le signal de départ le « coup de canon libérateur ». C’est une envolée poétique parce que d’une, il n’y a pas de canon, c’est une corne de brume (ouais d’accord, c’est pareil). Et de deux, ce n’est pas tout à fait libérateur, enfin pas pour moi (schtroumpf grognon). Je me sentirai libéré quand je serai sorti de la baie de Quiberon, que le doux zéphyr soufflera dans mes voiles à très exactement 115 degrés de ma route, que les dauphins viendront me tenir compagnie pendant que je siroterai une limonade dans le cockpit en admirant le coucher de soleil sur l’horizon. Bon d’accord, j’arrête. Ce que je voulais dire, c’est qu’avant d’aller faire de la course « au large », il faut d’abord faire un parcours autour de trois bouées dans la baie de Quiberon. Le vent joue à peut-être ben qu’oui, peut-être ben qu’non. On met plus de temps que je ne le pensais : on doit aller faire 500 milles au large, mais on a du mal à faire le tour de la baie ! Ce parcours en baie est un triangle dont la troisième marque est une bouée mouillée au milieu de l’entrée du chenal de la Trinité. Il faut donc revenir au début du chenal dont on est sortis ce matin après avoir fait le tour de la baie.

 

Voilà à quoi ressemblent, sur un écran d’AIS, 86 bateaux qui essayent de ne pas se rentrer dedans. Évidemment, ça dépend du niveau de zoom, mais quand même !

 

De risée en risée, je me traîne tant bien que mal vers cet endroit un peu encaissé et déventé par un promontoire. Là, avec cette risée, si, si, ça va marcher, je vais l’avoir sur ce bord. Ensuite ce sera bon, on pourra se sentir « libéré » et mettre le cap sur la Teignouse pour entamer le « vrai » parcours vers le Raz de Sein. Eh bien non. Évidemment, ça refuse. Évidemment, tu tires un contre-bord, mais ça ne sert à rien parce que le vent s’arrête complètement. Arrêt complet du véhicule à quelques encablures de cette fichue bouée, alors qu’on l’avait quasiment. Ça me rappelle un truc, mais quoi déjà ? J’en connais qui vont bien se marrer en lisant ça.

Le problème, c’est que derrière moi, ça déboule sur l’élan d’une autre risée, et moi, comme un *** , je suis à l’arrêt et non manœuvrant. C’est le moment que choisit le vent pour rentrer à nouveau mais à contre : je libère l’écoute de solent en catastrophe, mais mon bateau est déjà en train de pivoter sur lui-même, sans vitesse longitudinale, donc la barre est inefficace. Je gêne le bateau qui me rattrape et qui avec le nouveau vent, est sous le vent donc prioritaire. J’annonce « je ne suis pas manœuvrant », en ajoutant mes plus plates excuses. On repousse les bateaux à la main pour qu’ils ne se touchent pas. Beau regroupement à la bouée, belle pagaille. Alors que je l’avais presque sur la risée précédente, cette bouée… On dirait qu’aller au large, ça se mérite ! Maintenant que tout ça est démêlé et la bouée franchie, encore faut-il s’extraire de ce trou aux risées aléatoires. Sous spi, quand il veut bien rester gonflé, et sans se rentrer dedans. Allez, on se dira par la suite que ce petit tour de baie aura produit de belles images !

 

Au moins, ça nous fait des photos sympas.

 

La sortie de la baie de Quiberon, ce jour-là, c’est une transition entre l’ambiance pétole-cagnard à chercher la risée, et tirer des bords de près dans 18-19 nœuds pour passer la Teignouse. Fort bien, on prend un ris dans la GV. Ça y est, maintenant on est vraiment partis.

Ce matin avant de rendre le téléphone, j’ai consulté une dernière fois l’Arôme sur Windy : ça montrait une bande de vent de nord près de la terre, une transition très nette comme tracée à la règle puis un vent d’ouest-nord-ouest de l’autre côté, donc au large. C’est exactement le vent qu’on a dans la Teignouse. Donc, pour aller vers l’ouest, il n’y a pas photo, il faut faire le détour et choper ce vent adonnant. Simplement, je ne me rappelle pas le timing de ce phénomène, et vu qu’il a fallu une éternité pour s’extraire de la baie de Quiberon, est-ce encore valable ? En fait, pas besoin de se casser la tête : tout le monde tire des bords pour remonter le long de la côte sauvage et aller chercher cette bascule, je me contente de suivre le troupeau. Il n’y a que le premier qui a ce genre de dilemmes !

 

Voilà schématiquement de quoi on parle. Si vous avez remarqué que les angles bord sur bord sont un peu nuls, rassurez-vous : c’est juste que je ne suis pas bon en dessin.

 

Nous voilà tous en train de faire des zigs et des zags dans une brise bien établie, on se croise en permanence, il faut faire très attention aux autres bateaux. Hors de question de descendre matosser après chaque virement, il faut surveiller dehors en permanence. La seule chose que je m’autorise à déplacer, ce sont les deux bidons d’eau douce de 10L chacun. Mais toujours dehors sur le pont, pas à l’intérieur. Posés sur le passavant contre le roof, ça fait quand même 20 kg bien placés. Avant de virer, je les repose au fond du cockpit, puis les remonte sur le passavant à la fin de la manœuvre. Même s’ils sont calés par la gravité, on ne va pas jouer avec ça, je passe un petit bout pour les assurer par acquit de conscience.

 

Une excuse bidon

Je descends vérifier sous le vent et découvre que le bateau que je voulais surveiller est déjà plus près que je ne le pensais. Il est prioritaire, je dois manœuvrer pour l’éviter. J’ai le choix entre abattre, ou virer carrément. Comme de toute façon j’aurais viré peu après, et qu’abattre me fait perdre du terrain, allez hop, virement ! Oui, sauf que j’ai oublié de remettre mes deux bidons au fond du cockpit : l’un des deux est maintenant suspendu sous le vent par le bout que j’avais mis pour l’assurer. L’autre a choisi de me faire un pied de nez : il s’est détaché, glisse et tombe à l’eau (salée) sous mes yeux impuissants ! Saperlipopette ! Voilà comment un petit manque de rigueur – un nœud mal fait – va me faire perdre 45 minutes et la moitié de ma réserve d’eau douce.

Je manœuvre illico pour aller le récupérer. C’est exactement comme dans le cas d’une personne tombée à l’eau : le plus grand danger est de perdre de vue le naufragé, une tête qui dépasse à peine entre les vagues. Là, c’est un bidon en plastique blanc qui nage entre deux eaux. Pendant trois bons quarts d’heure, je multiplie les passages : pas de frein comme en voiture, il faut venir « mourir sur son erre », donc plus ou moins face au vent voiles choquées, pour s’arrêter exactement avec le flanc du bateau contre le bidon. C’est à cette condition que je peux me tenir au chandelier avec la main gauche, et allonger la main droite par dessous la filière pour le saisir. La gaffe ne sert à rien, on n’a pas de prise pour crocheter.

S’arrêter dans ce cas (il y a toujours plus de 15 nœuds de vent), c’est un grand mot : ça veut dire ralentir à deux nœuds. La vitesse à laquelle on dériverait si on était à la cape. D’ailleurs, la fameuse technique de la dérive dirigée à la cape pour venir sur le naufragé comme ça, je n’essaye même pas, j’avais fait des exercices par le passé et je passais toujours à côté : trop délicat de calculer le moment où il faut mettre à contre pour que ça aille pile dessus, même si on peut jouer un peu avec l’écoute de GV.

Je fais donc la technique de « mourir sur l’erre ». L’erre face au clapot, on s’entend. Tous les trois essais, j’arrive bien dessus. Le reste du temps, c’est comme Rantanplan : trop court ou trop long. Le problème, c’est d’avoir une assez bonne prise pour le saisir, ce bidon. Une fois sur deux, quand j’arrive dessus, il se présente à l’envers, le coquin ! La poignée est dessous, et il faut le retourner. Mais le bateau étant « à l’arrêt » à deux nœuds, je n’ai pas le temps de le retourner ET de le saisir fermement. Il faut donc que je réussisse le passage, à vitesse suffisamment lente, et que le hasard fasse qu’il se présente à l’endroit. C’est le cas à plusieurs reprises : je me tiens fermement au chandelier pour ne pas basculer moi-même par-dessus bord quand j’aurai saisi le truc, et j’allonge le bras droit. Problème : il manque 10cm à mon bras et à ma main pour le saisir, ce bidon, c’est tellement frustrant ! Uniquement à cause de la hauteur du franc-bord, car le bidon est pile contre la coque. Je ne peux pas prendre le risque de me pencher avec tout le haut du corps 10cm de plus, même attaché. J’aurais dû écouter la voix de la sagesse et manger plus de soupe, dans une autre vie.

Au bout de trois quarts d’heure d’effort, je suis obligé de renoncer. À l’évidence, je ne vais pas y arriver. Je suis en course et je ne vois déjà plus les autres. En prime, le bidon dérive avec le vent et se rapproche de la côte, ce n’est pas raisonnable d’aller plus près. J’essaye de visualiser sa trajectoire pour savoir s’il va atterrir sur la toute petite plage qui est au milieu, ou dans les rochers. De toute façon, d’ici à ce que j’aie la possibilité d’y aller pour voir, il y aura eu tellement de marées et de changements de vent… Subitement, après tout cela, j’ai une de ces soifs ! C’est l’ironie de la situation.

Au début de cet épisode, j’avais pris soin d’appuyer sur le bouton « tout va bien à bord » de ma balise de suivi. Parce que la Direction de course, qui veille sur nous, voit la trace de chaque bateau. S’il y en a un qui se met à décrire des pleins et des déliés avec sa trajectoire, ils ont tout lieu de se poser des questions.

 

Trois quarts d’heure d’arrêt. La trace YellowBrick (pas YellowSubmarine) n’est pas assez précise pour voir les détails, mais au niveau du rond rouge, ça ressemblerait à quelqu’un d’énervé avec un stylo dans la main.

 

Pas cher payé

Je viens de remettre en route quand le vent baisse, je n’avance plus beaucoup. Serait-ce la transition qu’on allait chercher ? C’est bien possible, car ça revient en adonnant. Le phénomène s’est déplacé vers le sud et est venu à moi pendant tout ce temps. Une consolation bien agréable, car je n’aurai pas besoin de faire le détour vers la côte en décrivant une cuiller, je peux faire un cap assez direct vers les Glénans.

Question eau douce, la course n’est pas compromise, car nous disposons d’un bidon d’eau de survie, prévu pour l’emporter dans le radeau de sauvetage en cas d’évacuation. Il est plombé afin qu’il reste intact et rempli pour ce cas de figure, mais je pourrai toujours le déplomber si je suis à court, au prix d’une pénalité à l’arrivée. C’est plutôt l’amour-propre qui est un peu tombé à l’eau en même temps que le bidon. Je m’en veux !

Le bateau est reparti, le vent a suffisamment adonné pour que j’envoie le gennaker. Ça avance, tranquille, mais sur la route directe. Dommage pour ce début de course, mais il y a encore plusieurs jours de navigation, on verra bien. En attendant, je passe au large de l’île de Groix encore de jour, avec Lorient derrière. Ça me fait un bien fou : c’est bizarre, mais passer devant l’endroit où le bateau est basé, c’est comme si je rentrais chez moi, que je chaussais mes pantoufles et que je me posais sur le canapé un instant, ça requinque le bonhomme !

C’est alors que se produit exactement ce que je décrivais plus haut : le soleil se couche et qui c’est qui arrive ? Les dauphins ! Je suis effectivement entre 110 et 120 degrés du vent réel (j’avais dit 115, on y est). Il manque juste la limonade, que je n’ai pas prévue. Les dauphins ne restent pas longtemps. C’est comme s’ils voulaient vérifier que tout va bien, après avoir vu ma trace bizarre sur le site de la course. Ils doivent se demander ce que fait un Pogo 3 aussi loin derrière. Je peux tout expliquer, j’ai une vraie excuse « bidon » !

 

La vie est un long fleuve tranquille

La première nuit se passe sans encombre. Les conditions de vent et de mer sont agréables. Je constate à l’AIS que je vais un peu plus vite que certains des bateaux qui me précèdent, et surtout qu’ils ont choisi une route plus proche de terre et font maintenant un angle un peu différent. Je ne comprends pas tout, mais je pense que la météo m’a aidé à recoller en permettant une trajectoire plus directe. Je me fais la réflexion : sur la Select aussi, c’est quand j’enchaînais les siestes sous gennaker, la nuit, que je rattrapais les autres. Après les Glénans, je commence à voir des feux de tête de mât. Le matin après Penmarc’h, il y a du monde autour de moi, alors que la veille au soir, ils avaient disparu derrière l’horizon. Je n’aurai pas payé trop cher l’addition.

 

Trace du bateau entre Groix et Penmarc’h

 

 

On remonte la baie d’Audierne vers le raz de Sein. Le passage doit se faire du sud au nord contre le courant, et je fais ce que m’a conseillé mon coach dans ce cas : exploiter le contre-courant côté intérieur de la pointe, puis passer à raser la tourelle de la Plate, au pied de laquelle on a 20 mètres de fond, pas de risque de talonner de ce côté. J’arrive à passer à la deuxième tentative. Je ne résiste pas à la tentation de faire une ou deux photos et de filmer quelques instants, c’est tellement beau cet endroit. J’apprendrai après l’arrivée qu’un photographe était sur place, et parmi ses clichés, il y en a un magnifique de mon bateau à la deuxième tentative, avec en arrière-plan le phare de la Vieille d’un côté, la tourelle de la Plate de l’autre. On ne fait pas ça tous les jours ! Voici l’adresse (si ça ne fonctionne pas, ouvrir dans un nouvel onglet) : http://jakez.bzh/folio/225/media/TF0IFYJ457T2CG5QLKG5YA/086-mem-2024-raz-de-sein.jpg.html

 

Photo perso : passage du Raz

 

La réduction de parcours prévue par l’avenant aux IC « au cas où » n’a pas eu besoin d’être dégainée. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles. Aucun exercice de tir devant nos étraves, on peut y aller peinards. Par contre, ce n’est pas parce qu’on ne tire pas à la mitrailleuse en mer d’Iroise, que l’on va se priver d’aller essayer un nouveau missile dans le golfe de Gascogne ! C’est l’opération Durandal, qui semble-t-il, était programmée depuis 2014, et qui tombe juste pendant cette édition de la Mini en Mai. Pour cela, les autorités ont bloqué une zone énorme à travers le golfe de Gascogne. On a tous bien rentré les coordonnées dans nos GPS. Et on a plutôt intérêt à ne pas empiéter dedans quand on redescendra, sans quoi on se ferait bien tirer les oreilles. Ou alors, on se réveillerait un matin avec un grand trou au milieu de la grand-voile.

Ce deuxième jour de course nous fait donc virer la marque au nord du parcours, puis redescendre par le large, à l’extérieur de la chaussée de Sein. Redescente de la baie d’Audierne, on part en vacances dans le Sud.

 

 

L’après-midi s’est passée pépère, sous spi dans un vent pas trop fort. Les conditions idéales pour se reposer. Il faut vraiment investir dans les tranches de sommeil à chaque occasion. Le repos du skipper et la charge des batteries, ce sont les deux niveaux à surveiller et gérer en permanence pour pouvoir finir la course.

 

Mode compas, mode vent, et mode rock’n’roll

À la tombée de la nuit, le vent commence à forcir et le bateau accélère. Je suis un peu avant Penmarc’h et, toujours sous grand spi, je suis obligé, comme tout le monde, de tirer des bords avec le vent quasiment dans l’axe de la route. Ça donne de grosses marches d’escalier sur la trace du bateau. Moi, je les fais assez longues, ces marches, plutôt que de multiplier les petites. Parce qu’à chaque empannage, il y a la punition qui suit : le matossage !

En début de nuit, je capte un bulletin météo pour les 48 prochaines heures diffusé par le CROSS, et il y a quelque chose qui me chiffonne un peu : ciel couvert, puis ciel couvert, et enfin ciel couvert. Je vais les recharger avec quoi mes batteries ? La pensée positive ? En fait, cette crainte se révélera infondée par la suite, mais par précaution, je me mets à barrer pour commencer à économiser.

Ce n’est pas désagréable, dans ces belles conditions. Quand on attrape un train de houle, on part vraiment dans de beaux surfs. Le ciel s’est couvert, mais les rayons de lune un peu orangés éclairent un morceau de mer via une trouée dans les nuages, loin à tribord. L’effet est grandiose et je regrette de ne pas pouvoir l’immortaliser, je sais que mon appareil photo ne donnera rien dans ces conditions.

Quand je remets le pilote pour aller faire quelque chose, je trouve qu’il n’agit pas comme d’habitude. J’ai pourtant eu l’occasion de le tester dans ces mêmes conditions en entraînement, et j’étais bluffé par les performances du mode vent réel au portant dans la brise. La première fois, je me cramponnais aux filières et au balcon en me disant « là, ça va partir au tas », et à chaque fois il abattait à temps et rattrapait le coup. J’étais admiratif et j’avais développé une assez bonne confiance en ce compagnon de route indispensable. Aujourd’hui, je ne comprends pas, il n’a pas l’air dans son assiette, le pauvre. Je vérifie les paramètres, ce sont bien ceux qui j’avais déjà utilisés et qui marchaient. Il faudrait réduire la toile pour soulager le pilote, mais comme de toute façon je vais barrer pour économiser la batterie, tant pis, je reste sous spi max, je crie « banzaï » et je continue.

Reste que de temps en temps, il faut quand même remettre le pilote un instant, et ça ne rate pas : premier départ au tas, remise en marche, deuxième départ au tas peu de temps après. Ça suffit, j’affale et je mets le petit spi à la place. On devrait être bon pour le reste de la nuit comme ça. Ben, faut croire que non : à peine je loffe pour mettre de la puissance dedans, boum, départ au tas. Hein ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Attends, je remets le truc à l’endroit, c’est reparti. Je choque un peu plus, peut-être était-il trop bordé ? Je n’ai pas fini de dire ça que boum, redépart au tas, bateau en travers. Belle ambiance… Je ne comprends rien, je ne sais plus faire du bateau ou quoi ? Là ce n’est pas le pilote, c’est moi à la barre, je viens de remplacer le grand spi par le petit et il tient moins bien, c’est le monde à l’envers !

 

Gennaker, pilote, dodo

Bon, si c’est comme ça, ça va finir sous gennaker. J’affale le spi et c’est là que je me rends compte de ma première erreur : en connectant le petit spi aux écoutes, j’ai passé l’écoute à l’intérieur du hauban ! D’une, ce n’est sûrement pas terrible pour le gréement. De deux, j’aurais fini par sectionner l’écoute avec le ragage, et de trois, le spi même « choqué » gardait la chute fermée, donc ça ne pouvait pas faire autrement que partir en cacahuète. Je me sens à la fois bête et rassuré (drôle de sentiment), car je préfère quand les choses ont une explication. Néanmoins, ça n’explique pas pourquoi sous grand spi, le pilote déconnait par moments. Je ne me sens pas encore envahi par la fatigue, mais j’ai l’impression de la constater à travers mes erreurs : elles me disent « va te reposer ». Je déroule le gennaker et bascule le pilote sur le mode compas : au moins, je suis sûr de savoir où je vais pendant mes tranches de 20 minutes. Et là, illumination, comme l’ampoule dans les bulles des bandes dessinées : il était déjà en mode compas ! Ceci explique cela : le comportement bizarre du pilote sous grand spi plus tôt, c’est normal, puisque ça ne suivait pas les oscillations du vent. Je croyais être en mode vent réel depuis l’envoi du spi cet après-midi, alors que j’étais toujours en mode compas, et ce depuis la mer d’Iroise, avant l’Occidentale de Sein ! J’ai écrit plus haut que j’avais vérifié les paramètres. Ben oui, les paramètres, mais pas le mode de pilotage, qui sont deux menus différents. Et puis, ça s’affiche tout en haut de l’écran sur la page « pilote », mais je n’ai pas pensé à vérifier, tellement je croyais être en mode vent réel. Bonne leçon à retenir, la prochaine fois. Quand on n’a plus les bons réflexes, c’est vraiment qu’il faut se reposer.

Donc, ce n’est pas métro-boulot-dodo, c’est gennaker-pilote-dodo. En fait, maintenant que j’ai élucidé tout ça, je devrais remettre le spi médium (avec l’écoute bien passée), le gennaker me fait perdre pas mal de vitesse à cet angle du vent. Mais là, je suis juste un peu vidé de mon énergie, je sens un coup de mou qui m’envahit, et j’ai besoin de me requinquer d’abord. Derrière mon clavier maintenant, je regrette de ne pas m’être donné le petit coup de pied aux fesses qui va bien pour faire quand même la manœuvre. Mais quand tu viens de faire quatre départs au tas successifs au beau milieu de la nuit, de remettre quatre fois le truc à l’endroit, et de changer deux fois de suite de voile, t’en as juste un peu marre… On fera mieux la prochaine fois. J’ai soudain froid alors que j’avais exprès rajouté des couches sous mon ciré en prévision de la baisse de température. Je n’ai plus d’énergie (physiquement, pas les batteries), alors que je me suis alimenté consciencieusement en début de nuit, et que je m’étais assez bien reposé l’après-midi. J’enchaîne les siestes de 20 minutes pendant au moins 5 heures, jusqu’au lendemain matin. J’aurai clairement navigué en mode dégradé pendant ce temps, car même en enchaînant les siestes, j’aurais pu mieux faire marcher le bateau, mais je n’ai pas vu venir ce coup de barre. Peut-être ai-je barré un peu trop longtemps ? La crainte de ne pas assez recharger les batteries (électriques, pas au sens figuré) est peut-être à l’origine de ce coup de barre (sans mauvais jeu de mots). Décidément, l’énergie à bord, c’est un dossier à bétonner, dépendre d’un seul moyen de recharge, c’est limite.

Le lendemain, il y a finalement assez de soleil pour faire marcher les panneaux solaires. Ouf, cette inquiétude est évacuée. Le vent a un peu tourné, si bien que le gennaker est maintenant la bonne voile, j’ai moins perdu que ce que je croyais. Je me sens mieux, bien reposé. Par contre, à l’AIS, c’est désertique, il n’y a plus personne. Je ne sais pas où sont les autres. Nous sommes au stade du parcours où si cette fameuse réduction au Sud était activée, il faudrait obliquer maintenant vers La Rochelle (il aurait fallu déjà avant, en fait). Je parle de la deuxième réduction de parcours prévue en cas de pétole sur la fin.

 

Compréhension de l’écrit : recalé

Ce que je n’ai pas compris, je vais le comprendre après, c’est qu’à la différence de la première réduction de parcours (avenant n°2 aux IC), la deuxième (avenant n°3 aux IC) n’était pas formulée comme une hypothèse, probable mais tout de même à confirmer via une communication aux coureurs : elle était déjà actée ! Toute la matinée, je contrôle la balise YellowBrick pour voir si la DC nous a envoyé un message. Toujours personne à l’AIS. C’est ma première course aussi longue, et faute d’avoir déjà eu cette expérience, je me dis qu’il n’est pas forcément aberrant qu’à ce stade du parcours, la flotte soit dispersée. N’avoir personne à l’AIS n’est pas pour moi à ce stade un indice suffisant. Personne à l’AIS veut dire personne à portée de VHF pour demander (encore que, j’aurais dû essayer).

Le temps passe et je tergiverse : je me remémore tout ce que j’ai entendu au briefing. Au début du briefing c’était une hypothèse, qui est devenue « quasiment certaine » au fil du briefing, l’autre devenant de plus en plus «peu probable ». Je n’avais pas compris que le système d’activation par communication aux coureurs ne concernait que la première réduction, au Nord. En attendant, le vent est bien rentré à l’angle idéal, et je fonce à 10 nœuds vers la bouée BXA au large de la Gironde. Je vais forcément finir par retrouver du monde à l’AIS. Surtout qu’à un moment, je dois croiser ceux qui sont devant moi et qui remontent après l’avoir contournée. Une marque de parcours à contourner, ça resserre la flotte, quand même. Eh bien non, que dalle.

Là, je fais deux choses : j’essaye d’appeler le sémaphore de Grave pour leur demander s’ils n’auraient pas par vu par hasard des Minis passer la BXA (à l’AIS, j’entends). A posteriori, je me dis que cela aurait pu être un peu limite vis-à-vis de la règle de non-assistance extérieure, je n’y ai même pas songé sur le moment (on est quand même censés connaître nous-mêmes le parcours en lisant les IC…), mais de toute façon, je ne suis pas arrivé à les joindre, j’étais encore trop loin. Deuxième chose, je ressors les deux avenants que j’ai imprimés et plastifiés la veille du départ entre 23h et minuit, en même temps que je réglais mon problème de remise des clefs : je compare la formulation… et il n’y a aucun doute, le n°2 est au conditionnel alors que le n°3 est une modification bel et bien actée, pas besoin de confirmation.

Demi-tour. Je suis en colère contre moi-même : deux erreurs de parcours en deux courses, parce que je ne suis pas foutu de lire correctement ce qu’il y a marqué noir sur blanc, c’est navrant.

1. On peut faire l’erreur une fois, mais en débriefant la Select, je m’étais promis de ne pas retomber dans le même panneau.
2. Pourquoi, alors que je doutais depuis ce matin, j’ai mis autant de temps à ressortir les deux avenants plastifiés ? C’était pourtant le premier réflexe à avoir.
C’est tellement aberrant avec le recul, que pouvait-il bien se passer dans ma petite tête ?Parce que lors de la Select, nous étions cinq à avoir compris de travers, mais là, sur 86 skippers, il y en a un seul qui a fait la gaffe, c’est moi !

 

Ah, c’est pas par là ? Précision : nous n’avons pas accès à cette image depuis nos bateaux. (source : suivi de course YellowBrick)

 

 

Au moins, ce n’est pas une erreur qui vaut pénalité (je me pénalise déjà tout seul), puisque je n’ai pas raté une marque, j’ai juste voulu en rajouter une (bel excès de zèle). Au moins, le vent n’a pas encore basculé au nord et je peux remonter vers la pointe de Chassiron sur un seul bord, un peu moins rapide que la descente, mais ça va encore. S’il fallait tirer des bords de près pour revenir dans le parcours, non mais tu imagines ? Non, on ne va pas imaginer, c’est déjà assez comme ça.

Je m’en veux à mort, et me demande comment je vais expliquer tout cela à mon coach. Il est toujours bienveillant, mais quand je pense au temps qu’il a passé à m’apprendre comment on fait marcher un bateau, si ensuite c’est pour me voir faire des âneries pareilles ! Honnêtement, c’est quand même bizarre : sur deux courses pour l’instant cette année, à chaque fois, on dirait que je fais à peu près marcher mon bateau, puis il faut absolument que je fasse le gros pataquès qui me sabote la course. Saboter du point de vue sportif, j’entends, pas du point de vue du plaisir d’être en mer sur un aussi beau bateau. Mais quand même, le moral chute, l’amour propre a pris un coup. Je m’interroge et finis par me dire : j’adore la navigation sur ces bateaux, mais peut-être que la course, au fond, ce n’est vraiment pas fait pour moi ?

On précisera que nos AIS classe B en 2 watts portent à une douzaine de milles, on voit juste le groupe de bateaux autour, sans savoir comment progressent les premiers (à moins d’en faire partie), ni comment on se situe dans le classement. Ceux qui suivent à terre ont toutes ces infos, nous pas.
Pendant la remontée, je ne vois toujours personne à l’AIS, et je suppose que le paquet avec lequel j’étais avant mon coup de barre d’hier a déjà passé l’île de Ré depuis longtemps. Je fais mes calculs. Si on prend en compte:

  1. les 5-6 heures passées à me requinquer sans trop optimiser la marche du bateau depuis le milieu de la nuit dernière
  2.  le fait que dès le matin, j’étais déjà seul à l’AIS.
  3. tout le temps que j’ai mis à persister vers le sud et le moment tardif où j’ai fait demi-tour
  4. le temps qu’il m’a fallu pour remonter en sens inverse

Avec tout cela mis bout à bout, je dois être bon dernier loin des autres, et je ne sais pas si les premiers ont déjà pu franchir la ligne d’arrivée ni quand. Or, les IC stipulent que la ligne d’arrivée fermera 36h après l’arrivée du premier dans chaque catégorie (protos et séries). S’ils ont déjà franchi la ligne et que le compte à rebours tourne, je risque de terminer hors temps, et les milles de cette course ne seront pas validés.

C’est cette réflexion qui m’habite lorsque j’arrive à reconnaître La Rochelle encore avec les dernières lueurs du soir. Le vent ne fait que diminuer depuis que j’approche de la côte. J’avance en mode escargot, comparé aux vitesses affichées toute la journée, et même pas en route directe vu la direction du vent. Il faut maintenant passer le pont de l’île de Ré, puis faire le tour de cette dernière avec un vent sûrement aléatoire. Quand j’y étais en entraînement, pour reconnaître l’endroit et le passage, j’avais mis un bon bout de temps à faire tout ce tour, alors que le vent était plutôt correct. Là, j’aperçois le bout de l’île de Ré par lequel je dois ressortir de l’autre côté et je me dis : non, mais, laisse tomber, impossible de contourner ce truc, puis de remonter ensuite à la Trinité dans les temps ! Quand soudain :

Biiip-bip-biiip-bip-biiip-bip-biiip… Comment ça? Route de collision ? Je ne vois absolument aucun bateau autour, je me rue sur l’écran de l’AIS. Stupéfaction : c’est un mini ! Il y a encore des concurrents par là ! Ni une, ni deux, je l’appelle à la VHF. Je finis par distinguer son spi. On est entre chien et loup et il n’a pas encore allumé ses feux, ou alors ils sont un peu faibles et il ne fait pas assez sombre pour bien les voir. Cette alarme stridente me casse les oreilles d’habitude, mais alors là, qu’est-ce qu’elle me réjouit! Le sort m’a (encore une fois) pardonné la (belle) bourde que j’ai commise. Je suis allé faire du tourisme dans le Sud, et pourtant, je suis encore en course ! Mon camarade de l’autre mini vient de m’annoncer qu’il y a encore d’autres bateaux derrière nous. À son avis, les premiers n’ont pas franchi la ligne. Les affaires reprennent.

 

Passer à la caisse

Il fait bien nuit maintenant. Je passe sous ce fameux pont qui relie l’île de Ré au continent, en évitant le terminal pour tankers qui empiète un peu sur le passage et le rend plus étroit. La première fois, de jour, j’avais trouvé le contraste frappant : on dirait qu’on va faire ses courses dans une zone industrielle. Je suis garé à quelle place, déjà ? Le gigantisme des silos de la cimenterie qui se dresse, devant, quand tu passes avec ton tout petit bateau, l’enchevêtrement de tuyaux en tous genres qui relient le terminal : on arrive du large, et on dirait qu’on déboule dans une usine !

J’arrive à me faufiler avec un vent faible, mais suffisant, puis à me dégager assez loin des piles du pont. Mais voilà, il fallait quand même que la pétole s’installe. Eh bé, si je m’étais retrouvé aussi peu manœuvrant entre le terminal pétrolier et le pont, j’aurais eu l’air malin. Ça, c’est un problème évité. Par contre, je suis à l’endroit le plus étroit entre l’île et le parc à moules qu’il faut éviter. Il faut que je profite du moindre soupir d’air pour ne pas dériver n’importe comment. L’année dernière, quelqu’un s’était retrouvé emmêlé là-dedans. Autant essayer d’éviter d’alourdir mon dossier avec ça ! En fait, mis à part une bonne risée d’une demi-heure sortie de je ne sais où, j’ai subi neuf heures de pétole derrière l’île, c’est-à-dire tout le reste de la nuit, et une partie de la matinée. Aucune sieste possible dans ce cas, car il faut quand même contrôler le bateau. Le pilote ne sait pas faire dans aussi peu d’air. C’est qu’on est suffisamment à l’arrêt pour ne pas vraiment avancer, mais pas assez non plus pour être sûr de ne pas s’échouer. Dormir dix minutes, c’est prendre le risque qu’un filet d’air arrive sans qu’on le remarque, et fasse dériver le bateau sans qu’il soit réglé pour aller dans la bonne direction. Peut-être aurais-je dû mouiller carrément ? Cela s’est déjà vu en course. Mais tu as toujours l’espoir que là, si, le vent va enfin revenir!

Je prends donc mon mal en patience. Parce que bon, avouons-le, il fallait quand même tôt ou tard payer un peu la facture de mes turpitudes, non ? Déjà que je suis encore en course, on ne va pas se plaindre.

Le vent revient quand le soleil est haut dans le ciel. Enfin, ça fait du bien ! Par contre, dans le mauvais sens. On va tirer des bords de près jusqu’à la baie de Quiberon. Fallait pas pousser non plus. Déjà, je peux enchaîner les siestes, ce n’est pas de refus.

Je reçois un appel VHF d’un concurrent, c’est sympa. Juste pour discuter un peu, entre paumés de fin de classement. On aura plusieurs échanges comme ça avec les quelques bateaux qui restent. Chacun a eu ses galères.

Je trouve que j’avance mal au près, je suis assez loin de la vitesse cible. On n’est pas rendus. Eh bien, les autres disent la même chose. Si c’était le courant de marée, on mangerait alternativement notre pain noir, puis notre pain blanc. Le clapot qui freine ? Plus que d’habitude, alors, bizarre. Je n’ai pas d’algues dans les safrans, et j’ai utilisé la corde à nœuds si jamais j’en avais dans la quille, sans résultat. Mais si c’est pareil pour les autres, et qu’ils se grattent la tête autant que moi, alors j’arrête de m’inquiéter. On va bien finir par arriver.

Le dernier coucher de soleil est très beau, c’est celui qu’on voit à la fin de la vidéo. La nuit se passe au près, et quand on croit pouvoir abattre, après avoir contourné les éoliennes : pof, le vent tourne pour se remettre bien dans l’axe pile dans le nez. Ben voyons.

Au lever du jour suivant, je viens tout juste de passer les Grands Cardinaux, à l’entrée de la baie de Quiberon, quand le vent tombe en panne une nouvelle fois. On n’est plus à ça près. Comme avec le parc à moules l’autre nuit, là ce sont les Cardinaux dont j’essaye de m’écarter pour ne pas dériver bêtement dessus. C’est un peu comme l’autoroute des vacances, il faut s’arrêter de temps en temps. Sauf que les péages, on les paye en heures de veille dans la pétole, pour avoir le droit de continuer sur le tronçon suivant. Moi qui ne suis pas du matin, je bâille à me décrocher la mâchoire, mais le paysage est beau.
Il faut attendre l’établissement de la brise thermique en milieu de journée pour pouvoir enfin traverser la baie de Quiberon et rallier La Trinité. Je peux dérouler le gennaker, ça fait plaisir de finir sur un beau dernier bord, quand même.

Je vois un groupe de grands dauphins évoluer vers je ne sais où, l’air bien décidés. Ils ne s’intéressent pas aux bateaux, mais offrent un beau spectacle de natation synchronisée : on voit les ailerons émerger exactement au même moment dans un ballet exécuté avec une grâce remarquable. Ce n’est pas la même espèce que les petits qui viennent souvent jouer avec le bateau, mais ceux-là ont du charme aussi. L’office de tourisme du coin a vraiment bien bossé, ils ont même pensé à organiser ça!

 

Hopla, terminé !

Finalement, entre deux bourdes, j’ai réussi à faire un peu marcher le bateau. J’ai pu boucler ma première Mini en Mai malgré l’erreur de parcours. Avec des « si », on sait bien que… enfin bref, mais si la prochaine fois, j’arrive à me débrouiller pour lire un peu mieux les avenants aux IC, ça devrait prendre forme. Cette course a en tout cas été une riche expérience, et il en faudra encore d’autres pour devenir marin d’eau salée !
À suivre, le débriefing de la qualif hors course. Mais pour cela, il faut d’abord que je la fasse.

Kenavo bisàmme !*

*Kenavo : « au revoir » en alsacien du Morbihan
* bisàmme : « à tous » en breton du Bas-Rhin